Si certaines colonies ont le plus grand mépris pour leur passé et font disparaître le nom de leurs anciens occupants, Singapour, bien que fièrement indépendante, n'en fait pas partie. On trouve toujours dans cette cité-état insulaire des références à Thomas Stamford Raffles, gouverneur général des Indes britanniques considéré comme son fondateur.

À l'époque, la gouvernance coloniale n'était pas encore la pure domination militaire qu'elle deviendrait dans la deuxième moitié du XIXe siècle ; elle passait alors par divers statuts semi-coloniaux : les sultans pouvaient être achetés (plus ou moins volontairement) pour rendre leur nation fantoche, encouragés à rejoindre une colonie de leur plein gré, ou victimes d'un coup d'état ou d'une prise de contrôle militaire. Les Britanniques, particulièrement, avaient pour habitude d'attirer les seigneurs locaux avec des marchandises luxueuses ou des projets d'infrastructure, puis de s'approprier leurs territoires lorsque les sultans dépensaient plus d'argent qu'ils n'en avaient.

Raffles était un personnage colonial classique, qu'on pourrait qualifier d'aventurier : à la fois espion et chef militaire, diplomate et marchand. Il commença sa vie à bord d'un navire au large de la colonie britannique de la Jamaïque, en 1781. Sa vie professionnelle, quant à elle, débuta en qualité de clerc pour la Compagnie des Indes orientales, et il fut envoyé très jeune en poste en Malaisie britannique, une série de sultanats sur la péninsule située entre le Siam indépendant (actuelle Thaïlande) et les îles d'Indonésie contrôlées par les Pays-Bas. Les Britanniques étaient prêts à tout pour entamer les profits des Néerlandais dans le commerce des épices et sécuriser le passage des navires entre l'Inde et la Chine, mais avaient peur de provoquer une guerre qui aurait eu des répercussions jusqu'en Europe.

Mais Napoléon n'avait pas ce genre de scrupules, et c'est donc ce qu'il fît. Lorsque les Français envahirent les Pays-Bas, les possessions néerlandaises en Asie du Sud-devinrent soudainement une cible légitime, et Raffles s'empara de Java, avant d'être nommé lieutenant-gouverneur des Indes orientales... jusqu'à la défaite de Napoléon et le retour d'un nouveau régime néerlandais.

Si Raffles est entré dans l'histoire, cela dit, c'est grâce à Singapour. L'île était parfaitement située, sur le détroit de Malacca, mais juste à l'écart du contrôle néerlandais. À cette époque, on n'y trouvait pas la mégalopole que l'on connaît aujourd'hui, mais simplement un petit village de pêcheurs, appartenant au sultanat de Johor. Il restait cependant la question de qui la gouvernait, surtout lorsque le plus jeune fils du sultan profita de l'absence de son frère aîné pour prendre le pouvoir. Raffles arrangea un coup d'état à Johor, et une fois bien assis sur le trône, le nouvel sultan céda le contrôle de l'île aux Britanniques en 1819.

L'île connut un incroyable essor, faisant venir des ouvriers des quatre coins de l'Empire, ce qui explique la diversité ethnique de Singapour aujourd'hui, entre descendants de marchands chinois, de travailleurs chinois et du sud de l'Inde, et de Malais indigènes. Si les Néerlandais jouaient encore un rôle majeur en Asie du Sud-est, Singapour signalait l'établissement de la puissance britannique dans la région et formait un lien commercial vital entre Hong Kong et l'Inde sous contrôle de la couronne. De nos jours, Singapour correspond encore à sa manière à la vision de Raffles : un port multi-ethnique, au cœur de l'un des détroits les plus importants et fréquentés au monde.